Galerie Lahumière | Paris | france
« Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent »
Charles Baudelaire [1]
En 1913, date du tableau cubiste Le chêne liège présenté dans cette exposition, le parcours d’Herbin dans l’histoire des avants gardes européennes est déjà conséquent. Prenant comme point de départ, au tout début du vingtième siècle, Van Gogh et Cézanne qui seront pour lui ses seuls maîtres, à la veille de la première guerre mondiale, Herbin a déjà une carrière internationale soutenue par ses premiers marchands. Peintre fauve puis cubiste il a exposé à plusieurs reprises en Allemagne en Suisse et en Hollande par l’entremise de Wilhelm Uhde tout comme en Angleterre par l’intermédiaire cette fois de Clovis Sagot. En 1913 Herbin est un peintre cubiste reconnu comme tel ; sa peinture incarne la modernité, ses couleurs franches, son audace dans la déconstruction de l’objet et la représentation du réel font même qu’un de ses paysages de 1910 est raillé par un magazine anglais, The Tatler. Celui-ci découpe une de ses toiles en trois parties, et donne à chacune un titre qui en change le sujet pour moquer la façon dont Herbin reproduit la nature. En 1908 il disait déjà au critique d’art américain Gelett Burgess : « Je ne déforme pas la nature. Je la sacrifie à une forme supérieure de beauté et à une unité décorative »
En plus de la primauté accordée à la couleur, les tableaux et dessins cubistes de ce dernier montrent un goût affirmé pour la géométrie qui ira crescendo avec les années. La Composition à la cruche de 1917 qui représente une demi-cruche en son centre montre une surface occupée par des plans colorés géométriques composés de triangles, rectangles et parallélépipèdes qui se distinguent les uns des autres par la couleur. Si ce n’est un léger dégradé sur le contour de la cruche, il n’y a pas ou très peu d’effets de volume, pas de perspective illusionniste, pas de décomposition de l’objet en facettes, comme chez beaucoup de cubistes, mais un grand dynamisme né de l’agencement des formes de la géométrie plane entre elles.
Cette façon de créer du mouvement en n’utilisant que des formes géométriques ira en s’accentuant avec les années et la période des objets monumentaux de 1918 à 1921, une expérience unique dans l’histoire de l’art abstrait français. Dans la Composition de 1920 qui est une œuvre abstraite, le rapport entre le fond et la forme tend à disparaître ; en affirmant son goût pour le décoratif, au sens noble du terme, Herbin donne prééminence à la forme et à la couleur. Nous ne sommes qu’en 1920 et son parcours dans et vers l’art abstrait est loin d’être terminé. Après une période figurative entre 1922 et 1925, menée dans l’esprit du purisme d’Amédée Ozenfant et de Le Corbusier, ainsi que du réalisme magique tel qu’il fut défini par l’historien de l’art allemand Franz Roh, Herbin dans les années trente, par son engagement important au sein du collectif d’artistes Abstraction-Création, dont il est fondateur avec Jean Hélion, Georges Vantongerloo et Etienne Béothy, organise, défend et promeut l’art abstrait. La revue du même nom éditée par l’association et publiée une fois par an de 1932 à 1936, circule dans le monde entier, faisant de Paris et de l’exposition annuelle du groupe, la capitale internationale de l’art abstrait toutes tendances confondues : constructivisme, néoplasticisme, expressionnisme abstrait et bien d’autres y compris l’abstraction circulaire, telle qu’elle s’affirme alors dans l’œuvre d’Herbin, par les volutes et les courbes qui pour lui expriment un rythme universel.
Puis, à la fin des années trente, c’est de manière fortuite qu’Herbin découvrit la théorie des couleurs de Goethe qui n’avait eu en France aucune diffusion. Cette découverte sera déterminante pour lui qui comprit, en l’expérimentant à partir de 1939, que la couleur s’exprime plus intensément si elle est contenue dans une forme fermée, c’est la raison pour laquelle les lignes cèdent peu à peu la place aux formes comme dans Réalité Spirituelle de 1939. En 1942 après maintes expérimentations et recherches, nourrit des œuvres de Rimbaud, Baudelaire et Bach avec lesquels il partage le gout des correspondances, il réussit à créer une méthode satisfaisante pour se renouveler mais aussi renouveler l’art abstrait géométrique ce qui aura une incidence considérable sur la génération suivante.
Si le parcours d’Herbin dans la grande aventure de l’art abstrait débuta au début du vingtième siècle avec Cézanne et Van Gogh, après 1945 c’est à partir de son œuvre qu’ont construit des artistes tels Vasarely, Soto, Agam, Baertling, Fruhtrunk et de nombreux autres qui reconnaitront tous cette paternité, comme le fit au siècle dernier la génération d’Herbin pour Cézanne. Étrangement dans l’exposition si l’on met en relation Le chêne liège de 1913 et Adam et Eve de 1943 les deux œuvres semblent se répondre comme si l’œuvre figurative contenait déjà en germe l’œuvre finale, le grand œuvre : l’alphabet plastique, c’est probablement à cela que l’on reconnaît le parcours d’un géant.
Céline Berchiche, avril 2024
[1] Charles Baudelaire, second quatrain du poème « Correspondances », première section « Spleen et idéal », Les fleurs du mal, 1857.