13/2 – 27/3 2021
Aurélie Nemours, Yacoov Agam, Geneviève Claisse, Carlos Cruz-Diez, Christian Megert, Jesús-Rafael Soto, Henry Stazewski, Marino di Teana, Victor Vasarely, Anne Blanchet, Gun Gordillo, Youri Jeltov, Vera Molnár, Mehdi Moutashar, Elias Crespin, Hans Kooi, Kujasalo, Knopp Ferro, Emanuela Fiorelli, Pe Lang, Macaparana, Etienne Rey, Santiago Torres, Wolfram Ullrich.
Galerie Denise René | Paris | France
C’est autour d’Aurélie Nemours et des peintures de sa série emblématique « Structure du Silence » (1982-1986-1990) que la galerie denise rené a entrepris de réunir des artistes historiques de l’abstraction géométrique et cinétique. Leurs œuvres, qu’il s’agisse de peintures, sculptures, mobiles ou reliefs, d’une esthétique sobre et épurée, tendent vers l’essentiel, interrogent avec acuité la perception du spectateur et la nature du regard qu’il porte sur l’œuvre.
Véritable quête spirituelle, la démarche picturale d’Aurélie Nemours s’est accompagnée d’une réduction des moyens plastiques pour engendrer une expression encore plus forte. Ainsi, les peintures de la série « Structure du silence » (1983-1985), exécutées exclusivement en noir et blanc, obéissent à une logique arithmétique dans le placement de carrés au sein d’un schéma orthogonal. Les formes positives et négatives articulent de façon rythmée la surface de la toile, engageant un rapport dynamique entre espace plein et espace vide, structures noires et structures blanches. Aurélie Nemours a célébré cette géométrie des contrastes dans un poème de 1986 intitulé « la loi des inverses » dont voici un extrait : « la loi des inverses en présence est créateur à une telle puissance / Qu’elle figure / La tension ou mouvement immobile. »
Vasarely avait très tôt pris conscience des possibilités expressives qu’offrent le noir et blanc, comme en témoigne « Erebus» (1949). Ce tableau date de la période « Crystal » durant laquelle l’artiste avait tiré son inspiration de l’architecture du village de Gordes. Les formes géométriques, animent de façon dynamique la surface du tableau, jouant de l’opposition positif / négatif du noir, gris et blanc. On décèle ici l’évolution de l’artiste vers un cinétisme purement optique où l’œil du spectateur devient la cible à atteindre : « Agresser la rétine, n’est-ce pas là faire effectivement vibrer ? Or, le contraste maximum, c’est blanc et noir[1] » déclarait Vasarely. Cette limitation du langage plastique lui permettra de poser avec acuité les problèmes de l’illusion, du mouvement, de réversibilité, de positif-négatif.
Pour certains artistes tels que le peintre Stazewski, membre de Cercle et Carré dans les années 1930, le choix d’une rigueur ascétique s’est posée de manière radicale avec la réalisation de reliefs blancs dans les années 1960-1970. Fils spirituel de Malevitch, Stazewski s’était rapproché de la monochromie pour aboutir à une œuvre excluant tout commentaire superflu, qui n’a d’autre signification qu’elle-même, où matière, couleur, forme, fond et surface ne font qu’un : « Il n’y a, disait-il, que le mouvement et l’espace, rien de plus. Ce qu’on appelle forme cesse d’exister ici… ». Comme le montre le tableau « Sans titre n° 48 » (1973), on ne décèle qu’une forme abstraite se détachant du fond blanc par sa tonalité légèrement rosée et une texture sensiblement plus rugueuse.
La recherche d’une forme d’absolu s’est manifestée chez Geneviève Claisse au début des années 1970 dans des séries où le recours à des lignes noires impriment sur le blanc de la toile des scansions et des vibration inattendues. Avec « Condensation critique du vide n°3 » (1988), l’artiste joue de la répartition de lignes multidirectionnelles (horizontales, verticales, obliques) dans une composition ouverte. Leurs interruptions à intervalles irréguliers créent des pôles de tension, des effets de vibrations qui résonnent dans le silence du blanc.
Cette question de la vibration a été le point d’orgue des recherches d’un des pionniers du cinétisme, Jesús-Rafael Soto qui, dès le milieu des années 1950, s’était intéressé aux phénomènes optiques afin de rendre visible l’invisible et d’exprimer la transformation de la matière. Dans cette quête de l’immatériel, Soto a décidé une décennie plus tard de limiter sa grammaire plastique à des éléments plus contrôlables, comme le carré, forme neutre par excellence. L’œuvre « Carré Noir » réalisé en 1991 est issue de la série des Carrés Vibrants, vise à exploiter le potentiel dynamique et vibratoire de deux carrés, l’un noir et l’autre marron, se détachant sur un fond divisé en une surface noire et noire tramée. Alors qu’en général l’artiste aime renforcer les contrastes chromatiques entre différents carrés, entre surfaces claires et surfaces foncées pour démontrer « l’ambivalence spatiale de la couleur », il fait le choix ici extrême d’un nombre réduit de carrés, de teintes sombres, démontrant ainsi la permanence et l’efficacité de sa méthode.
Autre figure historique du cinétisme, Carlos Cruz-Diez avec son œuvre « Physichromie n° 1841 » (2013) a aussi été tenté par le recours à une gamme de couleur réduite. Une telle option, rare chez ce maître absolu de la couleur, donne naissance à une œuvre proche de la monochromie, dont la structure all-over est animée par des nuances de vert, de violet et de gris. Ces tonalités ne cessent d’apparaître et de disparaître selon les mouvements du spectateur et les changements de la lumière ambiante. Ce dernier, pris dans le vertige visuel des métamorphoses et des vibrations sensibles des couleurs, est transporté dans un espace-temps mouvant et instable.
Si Yaacov Agam, avec ses « tableaux polymorphiques », avait également fait appel à la participation du spectateur par le biais du déplacement, il en va différemment de son tondo « Constellation » (1956). Ici, la composition du relief peut être modifiée par celui qui le souhaite, en déplaçant les éléments mobiles, des petits cercles ou carrés colorés fixés à des tiges dans des trous ménagés à cet effet. Remarquable par son esthétique extrêmement minimale, cette réalisation affirme la conviction d’Agam selon laquelle l’œuvre d’art ne doit pas revêtir d’aspect permanent et qu’elle est indéfiniment recréable.
Ce dernier point est au cœur de l’œuvre d’Elias Crespin, dont le travail s’inscrit dans la mouvance de l’art cinétique latino-américain. Son mobile électrocinétique « Cuadrado Flexionante Negro » (2020), constitué de la succession alignée de tubes métalliques noirs, se meut dans l’espace suivant une chorégraphie ondulatoire calme et silencieuse. Programmées informatiquement, ces multiples configurations géométriques, passant de l’ordre au chaos, d’une structure plane à une structure éclatée, ne cessent de surprendre. Les mécanismes régissant le mobile étant invisibles, il parait suspendu dans le vide comme par enchantement, instaurant ainsi avec le spectateur une expérience perceptive intense, hypnotique, suscitant contemplation et émerveillement.
Les réalisations cinétiques de Pe Lang, ne dévoilant également pas leur système de fonctionnement, ont aussi leur part de mystère. Éminemment graphique, « Random |n°1 » (2019) montre la torsion de lignes noires parallèles soumises à des forces inverses. L’œuvre donne l’impression d’une partition plastique en mouvement constant : elle offre au regard le spectacle de lignes qui s’enroulent, se tordent, se font et se défont à l’infini, remettant en cause les notions d’espace et de temps.
Les mobiles suspendus du sculpteur autrichien Knopp Ferro pénètrent l’espace de leurs subtiles oscillations avec une finesse et une légèreté aérienne (« Linienschiff », 2017). Les minces tiges de fer noires, se déployant dans les trois dimensions, créent un réseau linéaire dense qu’activent quelques touches d’orange fluorescent. Au moindre contact, cette architecture arachnéenne à l’équilibre fragile se met en mouvement avec une grande dimension poétique.
La mise en scène des phénomènes physiques se retrouve dans l’œuvre de Hans Kooi, qui s’est plus particulièrement intéressé aux questions d’attraction et de répulsion magnétiques. Ses installations sculpturales, comme « N°8 / 2018 », explorent le rapport qu’entretiennent les forces contraires, en mettant en relation deux poutres dont une est fixée au mur, et l’autre, dans son prolongement visuel, se tient à l’oblique dans l’espace, sans aucun point d’attache. Le vide spatial et énigmatique existant entre ces deux éléments correspond à la zone de magnétisme, celle où la matière est présente mais invisible.
Pour Mehdi Moutashar, le rapport à l’espace et la compréhension du matériau sont essentiels : « entrer dans l’espace, matérialiser un geste, donner une orientation : tracer une ligne », déclare-t-il. Sa construction « 1,2,4 » (2009), s’articule suivant une trajectoire qui évoque l’art de l’entrelacs tout en étant régit de manière sous-jacente par un ordre mathématique. L’œuvre, avec une élégance minimaliste, prend possession de l’espace en jouant de l’opposition du noir et blanc, en posant la question de la relation du fini et de l’infini, du continu et du discontinu, du plan et du volume.
La sculpture de Marino Di Teana, « Tour Espace Masse EA ¾ » (1970-2013), qui peut être appréhendée comme une maquette d’architecture, résulte de l’assemblage de pans d’acier verticaux et parallèles, où le vide et l’espace deviennent des éléments constitutifs de l’œuvre.
Cette sobriété géométrique trouve un bel écho dans la peinture de Youri Jeltov, « Tev 1 » (1998), où les rectangles de couleurs contrastés (le noir est en opposition au blanc, le vert au brun…), peints en aplat dans un très léger jeu de surface et de profondeur, se répondent en contrepoint. Cette œuvre assez apaisée trahit l’influence de Malevitch chez cet artiste qui pouvait se laisser aller à plus de dynamisme dans certaines peintures, trahissant ainsi l’importance de la musique dans son processus de création.
Dans un registre plus intimiste, on peut déceler dans les reliefs en papier de Macaparana quelques flexions évoquant aussi le monde de la musique (« Sans titre », 2020). Ce dernier cherche à créer dans ses compositions très épurées une sensation de rythme, non sans un certain lyrisme. La surface blanche de l’œuvre, moins qu’un espace à structurer, devient le lieu où lignes courbes, cercles en reliefs ou découpés, sont reliés avec précision et dynamisme les uns aux autres afin d’engendrer la naissance d’un nouveau langage, de nature musicale.
Éminemment optiques, les tondos de Kujasalo, artiste finlandais majeur de l’abstraction constructive, exploitent avec sensibilité les contrastes optiques du noir et du blanc (« Painting n° 146 », 2007 et « Painting n° 147 », 2005). D’une exécution particulièrement fine, dont la précision répond aux règles mathématiques qui les sous-tendent, ces œuvres explorent les multiples possibilités de division de la trame carrée. Animées de petits points vibrants qui viennent se confondre en surface, il est difficile d’en saisir la structure interne, ce qui leur confère une présence matérielle mystérieuse.
Grande pionnière de l’art numérique, Vera Molnár élabore depuis les années 1950 ses créations suivant des principes compositionnels sériels afin d’en contrôler pleinement le développement. Avec « Segments inclinés /A » (1984-2019), la succession de segments noir sur le blanc de la toile, dont les inclinaisons et les épaisseurs sont de plus en plus marquées, se traduit par un obscurcissement progressif de la composition qui ne menace pour autant pas son unité perceptuelle.
D’une plus jeune génération, l’artiste programmateur Santiago Torres opte pour des systèmes de composition qui ne sont pas loin de générer des troubles optiques. Son œuvre « Algoritmique TTR 4b laser » (2021) introduit mouvement et déséquilibre en opposant, dans leurs orientations, des successions de lignes tracées blanc sur noir, d’épaisseurs variables, parallèles ou rassemblées en faisceaux.
Ces lignes, sur lesquelles le regard glisse avec emprise, donnent l’impression de définir des perspectives contradictoires et une illusion de profondeur. On retrouve un impact visuel d’une même intensité dans le relief d’Emanuela Fiorelli, « Basic box 6 » (2019), qui allie géométrie et transparence dans des œuvres faisant appel aux mathématiques. L’œuvre, est structurée par l’agencement de fils noirs qui décrivent une composition centrifuge, de sorte que l’œil du spectateur est inexorablement attiré vers le centre.
De son côté, c’est en recourant exclusivement au miroir depuis les années 1960 que Christian Megert s’adresse au regard. Ses reliefs aux surfaces miroitantes, associées comme ici à des surfaces géométriques colorées (« Sans titre », 2015), établissent une dialectique dynamique entre visible et l’invisible, opacité et reflet, qui ne cesse de défier nos habitudes perceptives.
Wolfram Ullrich vise également à dérouter notre appréhension visuelle de l’œuvre d’art avec ses pièces murales, ici deux reliefs circulaires noires cerclés d’acier, qui revêtent un caractère flottant dans un espace faussement profond (« Orbit noir », 2018). En effet, l’artiste manie habilement les effets du trompe-l’œil en ouvrant des perspectives illusoires qui se modifient lorsqu’on se déplace. Le regardeur, désorienté, n’arrive plus à faire la part entre ce qui est réellement visible et ce qui relève de l’illusion d’optique.
En comparaison, les œuvres d’Etienne Rey aspirent à susciter un trouble optique et sensoriel suivant une approche plus spatiale avec « Light color prisme asymétrique », réalisé en 2020, le spectateur, amené à faire le tour de l’oeuvre, est en proie aux effets générés par l’interpénétration des parois transparentes et colorées. Par cette démultiplication des points de vue, Etienne Rey met en jeu la notion de « coexistance » spatiale qui lui est chère.
Dans une veine plus contemplative, les Light drawings d’Anne Blanchet font appel au medium de la lumière dans la découverte de l’œuvre (« CCCCLXX », 2017). D’une blancheur immaculée, remarquable d’ascèse et de pureté, leurs surfaces à la fois transparentes et opaques sont animées par la lumière qui, avec délicatesse, souligne quelques rares incisions. Imprégnée d’art conceptuel et minimal, le travail d’Anne Blanchet invite à s’interroger sur ce qui constitue l’essence même de la perception.
Gun Gordillo privilégie depuis 1974 quant à elle à la lumière artificielle des néons : suspendue et aérienne, son œuvre « Tetora » (2017) inscrit dans l’espace un tracé sinueux, à la fois puissant et délicat. L’espace et la perception du spectateur sont transformés par la force rayonnante de ce dispositif, où lumière et couleur ne font qu’une. Il s’agit pour l’artiste de « saisir l’invisible, l’espace vide, où le souvenir, confortant l’expérience, est troublé par cette anti-nature perceptible, créé par des matériaux industriels en confrontation avec les propres structures de la nature. »
D’une grande exigence et radicalité, les œuvres présentées dans l’exposition « Structure du silence », attestent la permanence et la vitalité de l’abstraction géométrique et cinétique. Obéissant souvent à des logiques d’ordre mathématique, privilégiant les rapports du noir et blanc, et composant avec un nombre restreint de formes, elles attirent notre attention sur la pureté d’une ligne, l’énergie du vide, les vibrations d’une trame, la tension d’un point, la force des contrastes. Qu’elles soient animées par une recherche d’absolu, une quête spirituelle, ou une volonté d’objectivation, ces diverses approches rigoureuses de l’art, intellectuellement et visuellement stimulantes, rappellent qu’: « une œuvre d’art devrait toujours nous apprendre que nous n’avions pas vu ce que nous voyons ». (Paul Valéry).
Domitille d’Orgeval