10/9 – 21/11 2020
Galerie Denise René | Espace Marais | Paris | France
Figure majeure de l’art cinétique, Jesús Rafael Soto (1923-2005) a contribué à la naissance de cette tendance en participant à l’exposition collective Le Mouvement qui s’est tenue en 1955 à la galerie denise rené (aux côtés notamment d’Agam, Bury, Calder, Duchamp, Vasarely, Tinguely…). A partir de cette date, Soto entretiendra des relations privilégiées avec la galerie qui lui consacrera régulièrement des expositions dont certaines ont marqué les temps forts de sa carrière comme celle de 1967 où seront révélés pour la première fois au public les « Pénétrables ». L’exposition Carrément Soto qu’organise aujourd’hui Denis Kilian à la galerie denise rené espace marais, célèbre ainsi plus d’un demi-siècle d’aventure artistique commune, à travers une présentation d’œuvres datant des années 1960 aux années 1990.
Né au Vénézuéla, Soto étudie aux Beaux-Arts de Caracas avant de s’installer à Paris en 1950, où il se rend pour découvrir l’impressionnisme et le cubisme. Fréquentant le petit cercle de l’avant-garde abstraite, il manifeste très vite dans son art la volonté de dépasser le langage selon lui trop limité de l’abstraction géométrique. Ses premières réalisations, qu’il expose au Salon des Réalités Nouvelles, avec leurs compositions « all over » fondées sur la répétition d’éléments géométriques simples, annoncent les œuvres vibratoires qui concentreront l’essentiel de ses recherches. En effet, à partir de 1953, Soto introduit dans ses reliefs du plexiglas pour explorer le potentiel dématérialisant de la lumière naturelle. Au-devant d’un premier plan en bois servant de fond et recouvert de trames, il positionne un deuxième plan de même dimension en plexiglas parcouru par une deuxième trame. Lors du déplacement du spectateur, les deux trames s’entremêlent visuellement et génèrent des effets d’optiques saisissants. Les reliefs que Soto crée après 1955 prolongent de manière plus intense ce type de proposition plastique, notamment sa Spirale dont est présentée ici une édition plus récente (Espiral con amarillo, 1995) : construite à partir de l’exemple de la Rotative demi-sphère de Marcel Duchamp qui l’avait vivement impressionné dans l’exposition Le Mouvement, elle superpose deux séries d’ellipses à 25 cm d’écart. Les effets de distorsion visuelle et de dilution des motifs ne cessent de s’enchainer au fur et à mesure des déplacements du spectateur. Le mouvement qui s’opère est optique, non plus machinal comme chez Duchamp explique Soto : « Comme moteur, je n’ai jamais utilisé que l’œil. À aucun moment je n’ai cherché à utiliser le moteur électrique ou la mécanique. J’ai voulu mettre en œuvre le spectateur en tant que mécanique. [1]»
En 1957, Soto élabore les nouveaux principes de son langage dont témoigne Échelle bleue (1962) : ici, l’artiste obtient des effets de mouvements en suspendant devant un fond opaque rayé de fines lignes verticales noires et blanches des fils de fer tordus bleus et noirs qui vibrent et se noient sous nos yeux. L’intérêt de Soto pour des matériaux bruts témoigne de son rapprochement de 1958 à 1962 d’artistes tels que Tinguely, Klein, du groupe Zero, et plus généralement, de la mouvance de l’art informel. Soto reviendra par la suite à un vocabulaire plus simple, en utilisant à partir de 1963 des tiges métalliques horizontales reliées à des fils de nylon. Au fur et à mesure des années, les formats augmentent et le réseau de tiges se densifie comme le montre Rombo rosa y blanco (1977). Dans cette réalisation magnifiquement délimitée par son support carré rose, de légères tiges peintes en rose clair et blanc se meuvent au-devant d’un fond circulaire parcouru de lignes tellement fines qu’il apparaît presque blanc. On constate le rôle que joue la couleur dans le renforcement des effets de moirage et de vibration visuelle qui animent l’œuvre et la transforment en un champ d’énergie irradiant. Soto a précisé à ce titre : « ma peinture essaye de représenter le mouvement, la vibration, la lumière, l’espace et le temps, choses qui existent mais qui n’ont pas de forme déterminée, et la seule manière que j’ai trouvée pour y arriver est d’essayer de représenter leurs relations.[2] »
Révéler l’aspect mouvant et fluctuant de la réalité, tel est le projet artistique de Soto qui envisage chaque création comme une situation visuelle nouvelle. Ainsi Cuatro valores vibrantes (1995) exploite efficacement les phénomènes optiques « positif-négatif » en divisant la surface en deux parties égales avec, à gauche, le fond blanc strié de lignes noires, et à droite, l’inverse. Les baguettes horizontales qui s’agitent devant l’œuvre, roses d’un côté, bleues de l’autre, renforcent le processus de déstabilisation visuelle élaboré par l’artiste : l’œil ne peut se raccrocher à aucun élément de la surface devenue instable, papillotante et pleinement vibratoire.
Soto n’hésite pas à être encore plus radical dans ses choix comme le démontre Toute blanche (1997). Le renoncement à la couleur et la volonté de dépouillement extrême visent à prouver l’efficacité du système qu’il a mis en place. Tout effet de séduction esthétique est abandonné au profit de la seule démonstration optique : Soto teste le pouvoir dématérialisant du fond rayé blanc et noir au-devant duquel se balancent des signes géométriques blancs décrivant un graphisme complexe. Au moindre mouvement, ces signes semblent se dissoudre et être absorbés par la blancheur lumineuse de l’œuvre. Toute blanche révèle l’impact durable qu’exerça sur Soto le Carré blanc sur fond blanc de Malevitch qui incarnait pour lui la « lumière sur lumière, la manière la plus pure de saisir la lumière sur une toile. [3] »
Soto, dans le courant des années 1960 a donné naissance à une autre famille d’œuvres où une place de prédilection est accordée à la forme du carré. S’inscrivant ainsi dans le sillage de Malevitch, mais aussi dans celui de la série des Boogie-Woogie de Mondrian, ces réalisations visent à explorer le potentiel dynamique et vibratoire des carrés colorés. Variant en couleur, en taille et en nombre, ces carrés se détachent d’un fond parcouru généralement de plages monochromes et de l’habituel réseau linéaire noir et blanc. Avec Carré noir (1991) ou Noir sur le vert (1997), Soto se limite sobrement à l’emploi d’un ou deux grands carrés foncés fixés à un support aux tonalités sombres. C’est tout l’inverse avec Colores vibrantes (1998), œuvre subtilement composée à travers laquelle il se livre à une véritable polyphonie chromatique. Suivant la technique du « push and pull », Soto joue des effets d’avancée et de recul produits par l’emploi contrasté de carrés de couleurs vives (rouges, oranges, bleu) et foncées (nuances de marrons, noirs). Ces phénomènes sont accentués par le traitement du fond tramé dans la partie supérieure, et laissé tout blanc dans la partie inférieure. Dans ces créations, où l’impression de mouvement n’est plus obtenue par déplacement mais par illusion optique, il s’agit d’apprécier la capacité de la couleur à générer la sensation d’espace, comme il l’a énoncé : « À travers la couleur, je cherche à créer une ambiguïté spatiale. Les éléments rassemblés sur un même plan donnent la sensation de se situer sur des plans différents et en mouvement constant ».
A partir de la fin des années 1960, une part importante de la production artistique de Soto est consacrée à l’exécution d’œuvres de format monumental dont témoigne la Maquette de la sphère Lutétia (1995), version à échelle réduite d’un volume suspendu sphérique. Le spectateur est ici invité à contempler de l’extérieur cette sphère rouge et blanche constituée optiquement par l’assemblage de tiges et d’une force énergétique spatiale intense. Les masses flottantes et colorées des sphères monumentales de Soto, semblant déjouer les lois de l’apesanteur, témoignent de sa volonté permanente de donner une apparence tangible aux vibrations invisibles de l’univers et de son désir ultime d’atteindre à l’immatérialité. Il déclarait ainsi : « L’idée de volume virtuel qui m’occupe beaucoup est aussi en soi quelque chose de philosophique, comme tout ce qui est virtuel, puisqu’elle supprime le lien direct à l’objet. En ce sens, il s’agit de quelque chose d’irréel et non seulement d’une nouvelle réalité.[4] »
[1] Entretien avec Carlos Diaz Sosa, « La gran pintura es cosa de progresso historica », El Nacional (Caracas), 1er août 1966, repris et traduit par Arnauld Pierre, dans Jesus Rafael Soto, cat. exp. Galerie nationale du Jeu de Paule / Réunion des musées nationaux, 1997, p. 196.
[2] J. R. Soto, cité par G. Brett, « Pure relations », Soto at Signals London, volume 1, n°10, novembre-décembre 1963, p. 20
[3] J. R. Soto, cité par Ariel Jimenez, « Jesús Rafael Soto et les avant-gardes latino-américaines », in Soto, Collection du Centre Pompidou- Musée national d’art moderne, Paris, éditions du Centre Pompidou, 2013, p. 36
[4] « Éloge de la vibration. Interview de Jesús Rafael Soto par Daniel Abadie », Jesús Rafael Soto, cat. exp. Bruxelles, Banque Bruxelles Lambert, 1999, p. 10-11.