4/10 – 30/11 2019
Galerie Denise René | Paris | France
L’exposition que la galerie Denise René consacre à Carlos Cruz-Diez peut être considérée comme un bel et juste hommage rendu à cette grande figure historique de l’art cinétique international, qui nous a malheureusement récemment quittés. Carlos Cruz-Diez, que caractérisaient une vitalité et une inventivité sans relâche, a cependant pu travailler à l’élaboration de cette exposition de son vivant. Il a ainsi conçu pour l’occasion une œuvre inédite que la galerie a aujourd’hui l’honneur et le privilège de présenter, le Chromoscope spatial, prolongeant ses travaux de la fin des années 1960.
Dès son installation à Paris en 1960, l’artiste français d’origine vénézuélienne s’est tourné vers la galerie Denise René où il avait découvert, lors de son premier voyage dans la capitale française, l’exposition historique « Le Mouvement » (1955) qui s’avèrera déterminante pour la suite de sa carrière.
Carlos Cruz-Diez, qui se rallia dès lors au cinétisme en menant des recherches sur le rayonnement des couleurs, sera tout naturellement invité à participer à « Mouvement 2 » en 1964, avant que la galerie ne lui consacre en 1969 sa première exposition personnelle, « Cinq propositions sur la couleur ». Dès lors, la galerie Denise René présentera régulièrement les créations de Carlos Cruz-Diez, à travers des expositions qui donneront lieu à l’édition de livres-objets manipulables, remarquables d’ingéniosité. Dans ces mêmes années, l’artiste est également sollicité pour participer aux grandes manifestations historiques de l’art cinétique, « Bewogen Beweging » au Stedelijk Museum d’Amsterdam en 1961, «The Responsive Eye» au Museum of Modern Art (MoMA) de New York en 1965 puis « Lumière et Mouvement » au Musée d’art moderne de la Ville de Paris en 1967.
Dans le panthéon des artistes cinétiques, Carlos Cruz-Diez s’est imposé comme le maître absolu de la couleur. Son approche de celle-ci, héritée des théories scientifiques du XIXe siècle comme celles du savant américain Ogden Rood, connues des néo-impressionnistes, le situe aussi dans la grande lignée des pionniers de l’abstraction, notamment les artistes du Bauhaus. Carlos Cruz-Diez, qui avait ouvert un « Atelier des Arts Visuels » pour la conception graphique et industrielle à Caracas en 1957, partageait avec ses aînés une même volonté de concilier l’art et l’architecture. L’artiste aura consacré sa vie à l’autonomisation de la couleur, qu’il voulait impersonnelle, dépourvue d’anecdote et détachée de son support afin que le spectateur puisse vivre pleinement le phénomène chromatique. Ce processus de libération de la couleur fut inauguré par les Couleurs Additives et les Physichromies en 1959, ces dernières étant des tableaux dont la surface, recouverte de lamelles de cartons ou de rhodoïd, donne naissance à des structures colorées changeantes en fonction de la lumière ambiante et des mouvements du spectateur.
Carlos Cruz-Diez, qui ne cessait de perfectionner ses œuvres dans leur conception comme dans leur fabrication, avait inventé à la même époque les Inductions Chromatiques (1963).
Ces réalisations reposent sur le phénomène de persistance rétinienne selon lequel l’œil est amené à percevoir les couleurs complémentaires de celles du support, qui n’existent donc que subrepticement et virtuellement. Suivront en 1964 les Chromointerférences à travers lesquelles Carlos Cruz-Diez tira parti du mélange optique en jouant de la superposition de trames linéaires colorées ; les séquences chromatiques ne cessent de se métamorphoser, incitant le spectateur à se déplacer pour en apprécier tout le potentiel plastique.
Ces œuvres d’un genre inédit et révolutionnaire inspireront au critique d’art Jean Clay, l’un des principaux exégètes de l’artiste, ces très belles lignes : « C’est sous nos yeux, directement, que se déroule le phénomène esthétique, que l’œuvre naît, s’agite, vire, meurt et renaît. C’est devant nous que la lumière vient se mêler aux pigments et jouer son rôle dans la métamorphose de la surface. L’œuvre est ici le développement d’un phénomène réel et actuel de la nature canalisé par les soins de l’artiste.»
Carlos Cruz-Diez, aspirant comme ses amis du GRAV à un art environnemental, réalise en 1965 les Transchromies qui marquent l’inscription de l’œuvre dans l’espace réel. Ces colonnes, constituées de lamelles de plexiglas, font s’interpénétrer la lumière et la couleur grâce à l’usage de la transparence dans un renouvellement d’effets permanent qui modifient notre perception du monde extérieur. Carlos Cruz-Diez a élaboré dans un esprit proche, à la même époque, le Chromoscope (1967), instrument d’optique semblable à des jumelles dont les éclats lumineux qu’il déclenche ouvrent sur une nouvelle perception de la réalité environnante. Le Chromoscope spatial (1967/2019) en constitue la variante monumentale et spectaculaire : dans cet environnement qui devient le lieu d’une expérience sensorielle, objets et personnes se dématérialisent dans un jeu d’interférences des couleurs et de la lumière électrique intenses.
À travers ses réalisations, Carlos Cruz-Diez n’a eu de cesse d’allier imagination, invention et logique, afin de démontrer que la couleur, au-delà son immédiate perception visuelle, avait pour vocation ultime d’être vécue et éprouvée par l’homme. En attestent les nombreuses intégrations dans l’architecture qu’il aura réalisées durant toute sa carrière à travers le monde, témoignant ainsi d’une conception généreuse et sociale de l’art : « Les œuvres que je réalise dans l’environnement urbain et l’habitat, déclarait Carlos Cruz-Diez en 1996, sont conçues comme un discours plastique qui est engendré dans le temps et dans l’espace, en créant des situations et des évènements chromatiques qui changent la dialectique entre le spectateur et l’œuvre. (…) Elles constituent le support d’un évènement qui évolue dans le temps et dans l’espace réels et changent avec le déplacement de la lumière et du spectateur. Ce sont des situations autonomes dépourvues d’anecdotes, où le spectateur découvre la couleur qui se forme et se désintègre, sans passé ni futur, dans un présent perpétuel. »
Domitille d’Orgeval