12/3 27/4 2019
Galerie Lahumière | Paris | France
Les mondes de Vasarely sont multiples, autant que la multiplicité des expériences visuelles qui les inspirent. Leur trait commun est de prendre pour point de départ l’observation. Seule l’échelle varie : l’abstraction, chez Vasarely, n’est que la conséquence de l’accommodation du regard sur différents niveaux de réalité. En 1945, il réalise une série de collages à partir de microphotographies découpées. L’une des clés de son abstraction est là : il s’agit moins de rompre le lien avec la nature que d’aller chercher, au cœur de ce qu’il appelle sa « géométrie interne », de nouvelles formes. Le monde de la cellule et celui du cristal s’offrent alors à lui.
La cellule, c’est le biomorphisme des œuvres de la série Belle-Isle, le cristal, c’est l’agencement cubiste des plans aigus de la série Gordes. S’y ajoutent les formes en strates de la série Denfert, déduites des craquelures des faïences murales du métro parisien et exhaussées par le peintre aux dimensions de paysages géologiques, rythmés par les grands synclinaux opposés aux anticlinaux (Tabriz, 1950-1954). Car, avec Vasarely, les échelles vacillent en permanence. Avec le monumental Elbrouz (1956), du nom du sommet iranien, l’agencement cristallin renvoie à son milieu primordial, la roche, le minéral. Le cristal se fait également architectural lorsque l’artiste se confronte à la géométrie angulaire du village de Gordes, dans le Luberon, découvert par l’artiste dès la fin des années 1940. Sénanque (1948) ou Santorin (1950), mais aussi Yamada (1948), calquent leurs ambiguïtés perceptives sur un jeu de fausses symétries et de répétitions esquissées. La pierre et le verre roulés dans les vagues de Belle-Île prennent la forme que leur donnent les grandes forces de la nature et expriment ainsi « la liaison secrète qui existe entre les lieux et les objets, entre les différents éléments, entre les planètes ». À l’instar de ce que montrent les ellipses imbriquées de Longsor (1950-1952), les œuvres de la série se font aussi l’écho de l’« unique milieu tourbillonnant » dont seraient issus l’ensemble des êtres et des choses. Le galet met Vasarely sur le chemin de la rêverie cosmique.
Le cosmos, autre échelle. Le monde noir et blanc de Vasarely s’y confronte dès les années 1950 : Bellatrix M.V. (1957-1960) présente une succession de ronds blancs, dont certains sont coupés, sur fond noir. La violence du contraste les fait clignoter comme l’étoile qui donne son titre à l’œuvre. Comme dans les séries précédentes, ces titres ne signalent aucun rapport figuratif entre l’œuvre et le réel. Mais ils lancent l’imagination du spectateur dans un vaste réseau d’analogies et de correspondances. Il émane du dégradé chromatique de Quazar-R (1968) une intensité lumineuse qui cherche à transposer le phénomène d’irradiation suggéré par son titre, ce dernier désignant une source de rayonnement cosmique particulièrement énergétique, celle des quasars. Dans Quazar-Zett (1965-1971), ces effets lumineux, délivrés à travers une autre gamme colorée, s’enrichissent de déformation de la grille sous-jacente à la composition : celle-ci enfle en créant à la surface une bulle comparable à celle des tableaux de la série Véga, ou bien à celles qui se forment dans le magistral Terries II (1973-1975). Célèbre entre tous, ce motif typiquement vasarélien donne une image spectaculaire de ces genèses et cataclysmes cosmiques qui fascinaient tant l’artiste : « Elles semblent respirer lourdement, comme les pulsars nés d’une explosion gigantesque qui s’est produite il y a quinze milliards d’années. Je suis persuadé pour ma part que cette naissance est continue, qu’elle est sans fin et qu’elle constitue la trame même de l’univers. »
Avec Gestalt ville (1969), la quatrième dimension fait son apparition et complète ce panorama des univers vasaréliens. Un multivers, ici, un univers chiffonné par les illusions spatiales générées au gré de ces échafaudages de cubes axonométrique qui — jeux de lumière aidant — peuvent se lire en creux ou en saillie simultanément. Vasarely bâtit avec eux des architectures piranésiennes où le sens de la gravité s’est perdu, où toutes les informations, portées par des coordonnées spatiales sans fiabilité, sont susceptibles de remise en cause. Œuvre après œuvre, l’artiste explore ainsi toutes les dimensions d’une nature non pas expulsée de la création mais revisitée selon un nouvel axiome, celui que les sciences de son temps lui suggèrent : « Finissons-en avec la Nature romantique : notre Nature à nous, c’est la Biochimie, l’Astrophysique et la Mécanique ondulatoire. »
Arnauld Pierre